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Mes histoires de famille
19 novembre 2017

Et si je vous racontais Adolphe ?...

Adolphe, c'est le père de mon grand père maternel.

adolphe 1

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Adolphe, 1917

Je me réveille en sursaut chaque nuit !...Ils me l’ont coupée…Je ne l’ai plus….Ils me l’ont prise…Et chaque nuit je me réveille en transe, humide dans ce pyjama de flanelle épaisse, qui m’étouffe tant  que toutes les sensations ressenties depuis ces années ressurgissent chaque nuit, me réveillent en sueur et plein de cauchemars. Une chance, qu’ils disaient…J’aurais pu y rester !

Je suis un poilu…. Tous ceux qui ne sont pas partis  là-bas, faire la guerre, sont fiers de leurs poilus. Mais il faut en être un, il faut y être allé pour comprendre, pour sentir cette détresse qui pue la peur.

 Pourtant aujourd’hui, en pleine guerre, mon épouse dort à mes côtés. Mes garçons sont là…Je voudrais tant pouvoir profiter de cette vie dont j’ai tant rêvé dans ma jeunesse : seulement vivre tranquille et heureux.

Je ne peux que sourire en pensant à cette jeunesse passée dans la ville de Niort avec mes parents, avec mon frère Jean et ma sœur Jeanne. Nous avions toujours habité le quartier « de la Blanderie », dans les faubourgs de la ville. Ma mère Hélène était douce et son souvenir me fait du bien….La si belle Hélène, ma maman si volontaire, si effacée mais tellement proche de moi ! Mon père se louait dans les fermes autour de chez nous. On n’était pas riche, mais si bien ensemble ! J’ai grandi avec les mêmes copains de jeux, dans les rues et à la communale. Mes parents ne savaient pas écrire. Ils ont toujours tenu à ce que leurs enfants aient une instruction !

Je me souviens quand mon frère est parti faire son service militaire, j’avais 15 ans, et j’étais jaloux, de le voir si beau, si fier dans son habit de nouveau conscrit. Un képi rouge souligné d’une toile bleue assorti à une vareuse bleue foncée garnis  de  boutons dorés, un pantalon rouge garance et des chaussures de cuir épais. Il était si élégant, qu’on aurait pu croire qu’il partait au bal avec ses copains ! Il n’est parti qu’un an, au lieu de trois, en garnison à Parthenay et revenait de temps en temps à la maison. Il m’a manqué cette année-là, où je suis resté seul avec la mère et ma sœur… Moi aussi, après, j’ai porté l’uniforme pour mon service militaire comme lui, mais durant 2 ans, au 26° régiment d’infanterie…Aujourd’hui, je n’ai plus de fierté…La guerre n’a rien à voir avec le service militaire. J’ai vécu les tranchées et la peur de mourir !…Elle me poursuit encore, jusqu’ici !...Elle me réveille chaque nuit... Je ne suis resté que 3  semaines dans cet enfer mais les copains du 114 sont toujours, …, enfin ceux qui ont survécu …

 

 

 

Le 114° régiment d’infanterie, je l’ai rejoint à la mi-septembre 1914. Sa devise m’a impressionné : «  Peur ne connaît, Mort ne craint ». J’étais fier…Tous croyaient qu’on allait en finir vite de cette guerre…Quand je pense, qu’elle continue, que des centaines de jeunes gens se font tuer chaque jour, et ne reviendront jamais !

Je suis arrivé avec des gars de Paris, dont certains travaillaient aussi aux chemins de fer. On a pris le train jusqu’à Reims ; puis on nous a acheminé jusque vers Moronvilliers, au camp de Mailly. On a découvert les tranchées… Il faisait beau le jour de notre arrivée mais cela n’a pas duré. La pluie se joint aux tranchées des deux bords et transforme la terre en boue collante et lourde…l’humidité couplée à cette fraicheur d’automne, nous rendit moroses et transis.

C’est par un réseau de boyaux à moitié souterrain qu’on a rejoint le 114e. Le gros des combats de la bataille de la Marne, était passé. Durant quelques jours, les canonnades se firent plus calmes….en tout cas, c’est ce que les autres disaient : nous, on avait du mal à comprendre ce qui nous arrivait !

La plupart des gars étaient là depuis début aout, ils étaient déjà épuisés, avec un moral plus bas que tout….La bataille de la Marne avait été rude. Des morts, des blessés, tous les jours…

 

 

Quand même, les gars du génie ont sacrément bossé ! Ils ont  commencé de créer tout un réseau de petites voies ferrées, pour des locomotives et des wagonnets, tractés parfois par des chevaux réquisionnés partout dans la région.  C’est le système de voie inventée par Péchot, avec des écartements de 60 centimètres : cela permettait de rentrer dans les casemates pour apporter les obus, mais aussi, il était en projet que certaines voies ferrées se faufileraient dans des tranchées pour approvisionner l’avant. Sacrée organisation !... Ah, mes collègues de Malakoff n’en reviendraient pas ! On en avait entendu parler de ces systèmes de voies ferrées, avant-guerre. Elles ne permettaient pas une vitesse rapide, ni une sureté de fonctionnement, car les voies étaient simplement posées et boulonnées sur les traverses.

Elles servaient auparavant dans les carrières pour le transport du charbon, ou d’ardoises. Dans la Beauce, la famille Decauville les avait utilisées pour la récolte des betteraves sucrières. Le système permettait surtout le démontage rapide et la réutilisation des voies  mais aussi à des réparations plus simples. Les obus tombaient sur les voies et le service du génie n’avait de cesse de réparer…. Parfois, c’était des hommes qui poussaient les wagonnets : ils remplaçaient alors les mules ou les chevaux….D’ailleurs, les machines à vapeur, petit modèle, n’existaient pas quand j’étais au front. Depuis, ceux qui sont revenus en permission, m’ont bien expliqué que des centaines de kilomètres de voies ont été créés. Cela servait à transporter la plupart des marchandises. D’eux et de leur zèle, dépendaient leurs repas ! Ils voyaient arriver les marmites de soupe, l’eau ou les barriques de vin. Dans les Vosges, le génie territorial, avec des bucherons et des terrassiers, à peu près 400 hommes durant 3 mois, a même conçu des plans inclinés. C’est comme une sorte de funiculaire, qui grimpe un dénivelé de plus de 600 mètres ! Grâce à ses efforts surhumains au péril, à chaque instant, de leur vie, des dizaines de pièces d’artillerie ont été montées sur les crêtes vosgiennes…C’est qu’il faudra bien la finir, cette guerre !

Et cette peur qui me collait à la peau. Ah, j’ai bien cru ne pas les revoir, mes garçons !...Combien de pleurs le soir, à l’abri des regards….

Chacun portait sa propre histoire comme la boue pesante aux pieds …Le grand gaillard qui m’a accueilli quand je suis arrivé, sortait toujours son harmonica dès que les Fritz nous bombardaient : il jouait pour « étouffer » le bruit de l’artillerie ennemie et se rassurer, oublier… On se planquait au plus profond des tranchées et des boyaux. Moi, j’avais toujours peur d’y rester coincé ! J’ai toujours aimé vivre dehors, alors, j’aurais préféré crever à l’air !

Un gars de Bretagne, un peu plus lettré que nous, écrivait tout ça sur le journal du régiment. 

Moi, je suis arrivé le 22 septembre : une journée calme…

«  En exécution des ordres du général de la division, la journée s’est passée à renforcer et à améliorer les tranchées. L’artillerie ennemie est à 500 mètres à peine de la première tranchée d’une de nos compagnies…Tous les retranchements sont visés par intermittence. Notre artillerie a eu du mal à les repérer…Toute la nuit a été marquée par des tirs de balle. »

 

 Le matin, il y avait eu quand même deux gars tués, retrouvés sous un amas de terre…Ceux-là, je m’en rappelle bien: les deux premiers morts que je voyais. Le capitaine a retiré doucement leur chaine militaire. L’artillerie ennemie s’étant calmée, on a pu les évacuer vers l’arrière. Pauvres gars ! Des jeunes…qui ne rentreront jamais chez eux…Des mères qui vont pleurer… « Heureusement », la mienne n’est plus là ! Au moins elle ne pourra pas pleurer…. Je ne sais pas où se trouve mon frère…Pas eu de nouvelles depuis son départ, début aout !

 

« 23 septembre : journée calme avec quelques canonnades ; Capitaine Gonthier blessé et nuit très calme. »

 

« 24 septembre : une violente canonnade d’artillerie lourde vers les tranchées du bataillon de réserve fait de gros ravages : 11 tués et 15 blessés »…Les pauvres gnards, ils ont poireauté toute la journée pour revenir en ligne de front…et c’est l’arrière qui s’est fait canardé !

 

« 25 septembre : dès 6 heures, la canonnade ennemie reprend ; cette artillerie ne peut pas être contrebalancée par la nôtre. Le régiment continue de subir des pertes. Vers midi, nous recevons l’ordre de nous porter à l’attaque des tranchées ennemies. Le mouvement doit s’exécuter à partir de 14h »

 

C’est ma première charge : j’ai la trouille au bide. Si je ne me reprends pas, je sens que je vais faire dans mon calcif.

 

« Les tentatives faites par les compagnies pour se porter en avant échouent, sauf pour la 1°, qui progresse de 400 mètres. Elle se maintient jusqu’au soir ; mais n’ayant pu construire des abris assez profonds et se trouvant en butte à un feu d’infanterie de l’ennemi qui est à peine à 100 mètres, elle ne peut se maintenir en flèche et a dû revenir à son point de départ. Comme les autres soirs, les canonnades ont cessé à la nuit. Pertes de la journée 6 tués et 16 blessés »

 

« 26 septembre : la nuit se passe très calme ; au jour, la canonnade reprend sur les tranchées, toujours dans les mêmes conditions…. »

Ce jour-là, je m’en souviens très bien, car j’ai reçu ma première lettre, par le vaguemestre de la compagnie qui prenait parfois de gros risques pour nous apporter le courrier dès son arrivée au bureau d’étape : une carte de ma chère Jeanne, avec des nouvelles de Marcel. Il est en train de grandir sans moi. J’ai quitté un beau bébé, et Dieu sait quand je vais le revoir… En plus, Jeanne m’a appris qu’un autre petit allait bientôt arriver ! J’ai caché la carte dans ma vareuse, le cœur gros.

Ici, on sait bien que les nôtres existent, mais c’est tellement dans un « autre monde » si lointain, que c’est mieux parfois d’oublier la douceur de vivre à l’arrière.

 

« 28 septembre : suivant les ordres reçus, on se met en marche dès 4 heures, pour aller construire des tranchées à la lisière du bois, au sud de Prosnes. Cette opération s’est déroulée, malgré des tirs soutenus de leur artillerie, mais peu meurtriers »….

 

Je commençais à me dire que je ne sortirais pas vivant de cet enfer !

 

« 1° octobre : conformément aux ordres donnés, le Régiment s’occupe de perfectionner les tranchées, construire des boyaux de communication entre elles et les PC…La journée se passe très calme, Toutefois, tout homme qui se montre est salvé par des coups de fusils isolés bien ajustés. Vers 20h, une violente fusillade éclate sur notre gauche, sur le front occupé par les tirailleurs sénégalais. L’ennemi l’appuie par des coups de canons, mais ne sort pas de ses tranchées.

 

« 3 octobre : les journées se ressemblent….Elles se passent sans gros incident. Les fusillades générales se font rares, mais aucun isolé ne peut se montrer hors des tranchées. La canonnade d’artillerie lourde reprend chaque nuit…. » On ne dort plus…les journées, on doit creuser, et les nuits, on vit dans la terreur d’être enfouis sous la terre.

 

« 5 octobre : vers 10h45, l’artillerie des batteries allemandes ouvre un feu nourri et très précis sur nos tranchées. Impossible de combattre cette artillerie très en arrière dans les bois ! Pertes de la journée : 3 tués et 18 blessés ».

« 7 octobre : quelques coups de canons de l’ennemi, au hasard et sans danger pour nous…Des deux côtés, les bons tireurs s’exercent dans les tranchées, dès que quelque chose se montre. Vers 17H 30, fusillade allemande assez vive sur un avion français….Nuit calme ; on travaille toujours sur les boyaux de communication. Pertes de la journée : Mr le Lieutenant Guilbaut blessé ,1 tué et 6 blessés »…C’est mon copain le marseillais qui y est resté. Depuis 3 jours, il croyait voir sa femme et sa petite fille toutes les nuits. Il ne supportait plus cette humidité, et ce sentiment d’être prisonnier de la guerre. Il ne voulait plus se battre, je crois…

 

Et moi ? …Blessé : un mauvais tir dans ma cuisse gauche!…. J’ai roulé dans la tranchée, comme étonné d’être encore vivant ! Mes copains m’ont placé dans un boyau. Il a fallu attendre des heures à l’abri, sentant grandir cette terrible douleur qui s’installe, déchire ma jambe à l’intérieur. Enfin, au début de la nuit, l’évacuation a été possible. Pour assurer mon transport, deux verres de gnole m’ont fait sombrer dans un sommeil « libérateur » de mes tracas journaliers. Dernier jour au front, mais je ne le savais pas encore !

Je suis sorti de cette léthargie et découvert le poste de secours. Déjà, je n’entendais plus la mitraille… Depuis tant de jours,  je ne vivais qu’avec cela, c’est comme si on avait coupé le son  autour de moi.

Des infirmières m’ont enlevé mon pantalon qui aurait pu tenir debout tout seul, tant la boue était collée au bas. Elles ont désinfecté ma plaie et ne semblaient pas affolées. J’ai dégusté quand elles ont voulu vérifier si un éclat d’obus ou une balle étaient logés à l’intérieur mais il semblait que non. La plaie étant profonde, j’ai bien compris que je ne repartais pas au front. Le médecin est passé  me disant que je continuais mon chemin vers la gare de chemin de fer pour être évacué. Il a bien essayé de me faire tenir debout, mais la douleur était si vive que j’en serais tombé !...Je suis alors resté sur mon brancard. Un convoi d’ambulances partit  la nuit même, vers la gare la plus proche.

On était plusieurs soldats dans des brancards à l’arrière du véhicule. Pas d’avantage de confort que sur le front ! On sentait toutes les ornières de la route …Cela a duré une partie de la nuit, mais, j’avoue que je me suis endormi, me sentant incapable de me retenir, tant j’étais épuisé alors, je n’ai pas tout vu….

Au milieu de la nuit, je crois avoir lu  « Gare de Reims »… Tout à coup beaucoup d’émotions en ressentant l’odeur de la gare. Cela sentait la fumée de charbon et il y avait un grand brouhaha. La marquise était haute, mais bien plus étroite que celle de St Lazare ! …Les ambulanciers nous ont déchargés sur le quai. On est bien resté là toute la fin de la nuit, avant qu’un train arrive, pour nous rembarquer….Que de plaintes…Que de cris…Là, je ne pensais qu’à moi. M’en tirer…Pas crever ici !...

 

 

Au matin, on a été chargé dans le train, qui partait vers Poperinge, en Belgique. Les allemands avançaient, et il était trop très risqué de nous acheminer vers l’hôpital d’évacuation le plus proche : trop près du front !...Le trajet m’a semblé court, abruti de sommeil et de calmants. La douleur commençait à devenir intenable. Une infirmière est venue me faire une piqure de camphre, pour me calmer… Quand le train est parti, presque tous les poilus que nous étions dans le wagon, se sont mis à pleurer, tellement nous n’en pouvions plus.

Tous les gars se laissaient aller : même blessé et c’était pas toujours beau à voir, on ressentait progressivement le calme : la peur semblait s’esquiver au fil des kilomètres ?….

On est arrivé le soir à Poperinge en Belgique. Les infirmières et les brancardiers nous ont dit que nous allions être examinés par les chirurgiens et médecins du camp. Les plus graves seront opérés ou soignés sur place puis  dirigés à l’arrière…Les autres seront directement envoyés vers les hôpitaux auxiliaires. Je ne savais pas ce que je préférais. Je sentais ma jambe devenir lourde et de plus en plus douloureuse.

Je suis en fait resté quelques heures sur le quai, sans même rentrer vers l’hôpital de Poperinge. Les médecins  décidèrent, comme pour la plupart des gars de mon wagon, de nous envoyer en hôpital de convalescence : nouveau train, nouveau transfert …. Que d’activité sur les quais ! Les infirmières et brancardiers installaient les malades. Elles refaisaient régulièrement les pansements, s’inquiétaient de notre état douloureux ou fiévreux. Mon brancard situé près de la fenêtre du wagon me procurait lumière et couleurs extérieures  chaleureuses. Une infirmière originaire de La Rochelle m’a alors dit que j’allais être dirigé sur le sud du pays. Ma blessure m’empêche de marcher mais d’après le médecin elle  guérirait  facilement. Elle m’a pris en sympathie cette infirmière…On était tous les deux du même pays ! Elle m’a expliqué que nous étions dans un train sanitaire doté d’une vingtaine de wagons. C’était :… comme une petite ville à lui tout seul ! Il y avait un wagon réservé pour le personnel qui se relayait aux côtés des malades, un pour les approvisionnements en linge et en alimentation : le linge sale entreposé à part par peur des infections ! Je me sentais fier de cette organisation si compliquée ! Notre wagon précédait  celui de la  tisanerie avec la salle de pansement. Les infirmières passaient donc souvent, et venaient même partager leur pause avec nous. Leur dévouement  était remarquable ! Elles soignaient tant de blessés, dans des conditions si particulières. Parfois, quand un blessé devait être soigné ou opéré en urgence hors de son brancard, le train s’arrêtait dans une petite gare ou même en rase campagne, pour le descendre, afin de l’orienter vers le wagon de la salle d’opération.

 

 

Notre wagon ressemble de plus en plus à un vrai capharnaüm ! Des filets étaient installés dans la partie centrale du wagon, car chacun d’entre nous avait  à sa disposition, à l’arrivée, une collection d’effets et de linge de corps, en usage dans les hôpitaux militaires.  On disposait aussi chacun d’un petit sac en toile épaisse, pour y ranger nos effets personnels : j’y avais mis ma lettre reçue au front que je relisais bien souvent plus deux photos de Marcel et Jeanne et bien sûr mes papiers militaires et ma chaîne avec la plaque… En fait pas grand-chose à moi !

Le lendemain matin, le train  repris  sa marche. Il fit très peu d’arrêt; juste la nuit….Je commençais à devenir  fiévreux: ça m’inquiétait. Même ma petite infirmière en a parlé au médecin. 

Après, je n’ai que peu de souvenirs. Malgré les piqures de morphine, toute ma jambe me faisait souffrir.  La fièvre empirait et puis… je ne me souviens plus. Je savais que le train continuait vers le Sud…On parlait de l’hôpital de Castelnaudary….Bientôt 3 jours depuis ma blessure !

Les autres souvenirs ressurgissent bien après…l’amputation de ma jambe ! Les copains de chambre m’ont raconté : j’étais si mal en point qu’ils me descendirent avec les blessés « lourds » et en premiers. L’urgence « offre » parfois quelques privilèges : la salle d’opération m’accueillie en premier rang ! Je ne savais pas ce qu’on allait me faire…. Dans ma mémoire… le trou total. 

Après, la conscience revenant, plus léger d’une jambe, mais libéré de quelque chose que je sentais devoir arriver depuis que je souffrais…Peut être aurais-je dû plus me plaindre ! Je me sentais tantôt résigné, tantôt révolté… On m’a pris ma jambe ! Comment vais-je marcher ? Qui va travailler pour nourrir mon fils ? Et ma femme avec le petiot qui allait naître ?

J’ai passé des mois de convalescence, partagé entre colère et douleur physique. Mais de voir dans quel état se retrouvent certains copains, je me dis que je ne m’en sors pas si mal que ça avec juste une jambe en moins.

Heureusement, Une bonne ambiance de détente et presque de joie s’est développée entre nous tous. Les parties de cartes occupaient nos après-midis, entre les séances de soins ou d’apprentissage à marcher tout seul…

Adolphe, en bas à droite

 

 

Même si l’hôpital de Castelnaudary était plutôt réservé aux soldats pas trop abimés, la souffrance était notre quotidien. Apprendre à remarcher avec un pilon à la place de la jambe, n’est pas de tout repos ! Et puis, c’est le côté définitif de l’affaire qui ne me faisait pas sourire…Ce n’est pas comme quand on était gamin. Je repense aux jeux de courses au sac ! ….Maintenant, le sac, je l’aurais jusqu’à la mort !

Les infirmières et médecins de la Croix Rouge essayaient de nous remonter le moral…On était en convalescence, et pour beaucoup ce sera la commission de révision et le retour dans les foyers.

Ma famille avait eu rapidement de mes nouvelles. Ils savaient où j’étais et j’avais reçu rapidement des nouvelles de Jeanne et de Marcel. En février, notre second fils est né !...J’étais loin, mais je savais que sa famille était autour d’elle. Elle était repartie à Morlaix après la naissance du petit Jean Adolphe. On avait décidé d’attendre mon retour pour le baptême ; il n’a eu lieu qu’en aout 1916, à la paroisse Ste Valérie de Limoges, où ma sœur était religieuse. Cela a fait tout une affaire chez les bretons…On l’a baptisé que 18 mois après sa naissance.  Mais, je voulais être là !

 

Carte écrite par Adolphe à la sœur de jeanne

Je suis passé en commission en avril 1915, et n’ai pu rentrer qu’après. Ma mère,  mon père ne sauront jamais ce qui m’est arrivé ! Eux qui veillaient tant sur nous !

Alors, oui, Niort, cela devient si lointain…

Mon père est mort quand j’avais 10 ans. Ma mère l’a rejoint 10 ans après… Il a fallu se serrer les coudes. Mon frère avait trouvé embauche comme employé de bureau, puis comptable…Ma mère, avant de rencontrer mon père, travaillait comme domestique dans la famille « Chenilleau », qui avait une distillerie , rue Limousine…, pas bien loin de chez nous. Moi, j’y suis rentré quelques années  plus tard, en 1904.  A l’usine, je fus apprenti puis ouvrier à la  fabrication des liqueurs. Le premier jour j’ai été vraiment impressionné par ces grands et gros alambics en cuivre. Dans les ateliers, on plongeait dans un mélange d’odeurs de  fruits trop murs et  d’alcool. Selon la saison, les fruits de toutes variétés arrivaient par tombereaux entiers. Prunes et mirabelles venaient des vergers de la Sèvre niortaise… Cerises et  pommes  arrivaient du nord de Luçon.  Avec tous ces fruits nous fabriquions des liqueurs ou même des boissons alcoolisées mêlant plusieurs fruits. Les arômes étaient puissants ; j’ai appris ce métier et cela m’a plu, car en dehors du travail lui-même, l’esprit d’équipe était de mise. J’ai toujours aimé plaisanter et mes copains appréciaient  mon franc-parler : et ils me trouvaient « bon vivant » !...Peut être que cette joie de vivre m’a sauvé…

Quand la mère est morte, en 1907, Jean est resté avec notre sœur, et j’ai dû partir à côté de Paris. En fait, le patron m’envoyait démarcher des clients parisiens ; j’ai  trouvé une chambre à louer sur Versailles. Je suis devenu employé de commerce, après quelques années comme liquoriste. Versailles était bien agréable, à côté de la vie grouillante et bruyante de la capitale… sans compter les difficultés pour se diriger et trouver le client.

Je n’y ai pas vécu très longtemps  mais j’ai des souvenirs intenses et précis, sans doute le charme incomparable de la capitale … 

Je logeais alors rue de l’Orangerie : au carrefour de la route de Satory, haut  lieu historique durant  la Révolution… Une plaque signale la terrible fin de tous ces condamnés nobles ou bourgeois, qui malgré la bienveillance du maire de Versailles en 1792, ont été massacrés par la population. C’était un convoi de prisonniers venant d’Orléans : ils devaient être jugés à Paris… Sous « La Terreur », le maire très courageux, avait voulu s’interposer, mais en vain…Presque la totalité de ces gens ont été dépecés sur place…Un charnier…Paraît-il qu’on ne savait plus quelle tête était à qui…Pire que la guerre !                                                                

Le tramway ne passait pas loin et la gare de Versailles me permettait de me rendre à Paris pour mon travail…La clientèle des bistrots parisiens raffolait des liqueurs généreuses des pays…A Paris, on était tous des immigrés venus travailler, tant  la misère avait gagné la province et nos campagnes. J’ai connu des bretons qui avaient quitté leurs familles pour essayer de trouver une nouvelle chance à Paris…Il fallait de tout ! Des journaliers, bien sûr, qui se louaient pour pas cher et chaque jour leur travail changeait : mais aussi des charrons, ou des maréchaux ferrants…des ferblantiers pour le travail des métaux,  des ouvriers pour les industries qui se développaient. Le travail ne manquait pas : il fallait nourrir Paris !

Les entrepôts de Bercy recevaient les vins de toute la France pour abreuver la capitale. Un de mes bons copains y travaillait et j’avais pu découvrir tous ces métiers qui gravitaient autour du vin. Il fallait être gaillard pour décharger les wagons pleins de tonneaux et barriques. Pour ce qui est des liqueurs, elles étaient livrées en bouteilles ou en tonnelets pour certains troquets…

 Il y a avait aussi tous ceux qui gagnaient leurs vies en servants les autres : les charbonniers qui livraient et montaient le charbon, ou l’eau chaude dans les immeubles parisiens. Les femmes ne restaient pas sans tâche : les grosses maisons bourgeoises employaient plusieurs domestiques, des cuisinières, des femmes de chambre… Les blanchisseuses connaissaient l’un des métiers les plus durs, très physiques et dans l’humidité continuelle….Paris  ressemblait à une fourmilière : les ouvriers y trimaient dur.

Mais cette année 1907, on s’en rappelle ! Des catastrophes dues aux périodes de pluies exceptionnelles et interminables : les inondations violentes emportaient des maisons entières qui s’effondraient : tout le pays était endeuillé. En début d’année, on a eu de la neige tout janvier. Je m’en souviens bien, car à Niort, je connaissais rarement la neige !...Les chevaux  et leurs diligences circulaient mal…Les trains restaient aux dépôts. Paris est ainsi restée immobilisée durant quelques jours…

Heureusement les dimanches on ne s’ennuyait pas avec les copains. En juillet, je me souviens encore de la traversée de Paris à la nage.

Jean qui travaillait à Bercy, nous avait  enrôlés pour venir suivre la course...Elle partait du pont National, un peu au sud de Bercy jusqu’à Auteuil ; l’eau de la Seine n’était pas bien chaude en ce début d’été …ce qui n’empêcha pas ces vaillants nageurs de battre tous les records : 12 kms en moins de 2 heures et demi !

Après s’être enduit le corps d’huile et de farine de moutarde, pour mieux résister au  froid, les gars se sont jetés à l’eau !  Deux femmes, des anglaises, ont même  participé à la course… Les acclamations jalonnaient tout le parcours ! Les ouvriers parisiens se mêlaient aux bourgeois endimanchés sur les quais de Seine. Quel dimanche !...On a mangé ensemble dans un bistrot de Bercy, «  Au vrai Saumur » qui était notre repaire. On s’est régalé avec un paleron de bœuf d’Aubrac et un p’tit vin rouge de Loire… Un vrai délice ! J’en salive encore !

Un autre dimanche en fin d’année, avec tous les pots nous sommes allés admirer l’envol du « Ville de Paris », un  dirigeable qui après un envol vers l’est, a fait un survol de la capitale…Les curieux, (dans les rues et surtout dans les places), suivaient cet étrange  et bel oiseau, avec une certaine fierté mêlée de crainte ... Quelques semaines avant, le dirigeable « Patrie » dériva jusqu’en Irlande !...Il avait perdu sa nacelle, son mécanisme et tout le matériel au-dessus de l’Angleterre, pour finir par s’écraser en mer... Il cherchait son nord, ce pauvre ballon !

Et puis, il y avait ces dimanches où on se retrouvait pour refaire le Monde, comme toute la jeunesse de ces années d’avant-guerre. Malgré toutes nos belles pensées, on a « fini » par perdre. Un massacre se préparait …Toutes nos idées de bonheur et de paix ont été vaines, car il a fallu recommencer à se battre …comme en 70. Tous volontaires, enthousiastes pour défendre notre pays et récupérer l’Alsace et la Lorraine. La guerre devait être courte ! « Nous serons rentrés pour Noël », lisait-on sur les wagons : on en était tous persuadés…

Cela fait cependant 3 ans qu’on s’enlise et que des hommes souffrent et meurent…J’ai perdu ma jambe, mais je suis vivant, même si parfois je préfèrerais ne plus être là, tellement j’ai du mal à me supporter invalide.

 

Je me suis bien rendormi, tout entier dans  mes souvenirs Le jour pointe, c’est dimanche…Je n’irai pas trainer ma carcasse jusqu’à la gare pour faire mon travail  où je suis réduit à l’immobilité…Avant en 1911 quand je suis rentré aux chemins de fer, je travaillais comme homme d’équipe sur la gare de Vanves Malakoff…On nettoyait la gare, on préparait les colis pour le chargement des trains, on allumait ou éteignait aussi les signaux, on faisait les manœuvres et mettait en place les trains . Souvent dehors par tous les temps, toujours très actifs, fatigués… mais j’aimais ça.

A mon retour de guerre, j’ai été « facteur » puis « facteur surveillant »…Déjà une chance d’être réintégré ! Maintenant, je suis assis dans une guérite, à la sortie de la gare, pour récupérer les billets …Certains voyageurs me prennent pour un planqué et m’insultent, alors que les autres sont au front ! Ils ne peuvent pas ne voir pas mes jambes, « MA » jambe, ni comprendre que je suis invalide de guerre….Ça me rend triste mais surtout en pétard. J’ai donné ma part, moi aussi !...Avec ma jambe en moins, tout a changé : je ne me sens pas à ma place dans ce boulot sans aucun intérêt. Je bosse à la gare Montparnasse, pas très loin de chez moi…. Le chef m’a dit un jour que je pourrais évoluer en passant des examens pour ne pas rester dans ce travail dégradant !

Marcel et Jean, mes garçons, c’est ma fierté…Je crois qu’ils sont trop petits encore pour comprendre pourquoi leur père n’a qu’une jambe ! Je ne courrais jamais avec ces canailles quand ils vont grandir. Je ne jouerais pas  comme tous les papas !

Mon moignon est particulièrement douloureux ce matin…C’est comme si j’avais mal jusqu’au pied… Dans ces moment-là,  le pilon, difficilement supportable « oblige » que je m’aide de mes 2 béquilles que je calle sous les bras : comme ça, je remarche. Il y a un an, mon pilon s’est cassé lors d’une chute. Alors, je n’ai pas pu travailler le temps qu’on le répare…Depuis, j’en ai un de rechange….Ça a été toute une affaire pour me le faire payer, mais les Chemins de fer ont accepté, sans doute pour éviter de nouvelles absences … En tout cas, je travaille, je suis comme les autres.

C’est la chandeleur, aujourd’hui. Jeanne va nous faire des crêpes…Elle, ma bretonne, n’a pas besoin de cette occasion pour les servir ! Moi, je regrette un peu les tourtisseaux de Niort, que ma mère savait faire à merveille…Elle y ajoutait un peu d’eau de vie, et c’était un délice, avec un p’tit pineau des Charentes, ou même un verre de sa liqueur d’angélique si fameuse….Ça descendait dans la gargane  sans demander son reste !

Ma mère avait été engagée jadis comme domestique mais aussi cuisinière chez Chenilleau : des fins gourmets les bougres ! Originaire de St Gelais, dans la campagne niortaise, elle savait nous mijoter de bons petits plats…Mes grands-parents vivaient dans les environs de Niort. Je ne les ai pas connus ! Mais parfois le dimanche, on allait voir les cousins, à Cherveux. Ma mère, issue d’une fratrie de 4 enfants, permettait ainsi aux cousins des retrouvailles heureuses avec bien sûr l’occasion de jouer ensemble dans les fenils, ou grimper aux arbres.

Dans leur famille, scieur de long se transmettait de génération en génération : frère, père et cousins… Dur métier ; ils débitaient de longues pièces de bois dans le sens de l’arbre pour obtenir des planches, plateaux, poutres, chevrons, voliges, traverses pour les chemins de fer ou même des limonières pour les charrons. Avec leur chevalet et les scies, ils se déplaçaient dans les fermes environnantes pour débiter les planches. Parfois, mais plus rarement, les chantiers venaient à eux. Les hommes très souvent absents de la ferme exigeaient des femmes beaucoup d’ouvrages !

Quand je suis parti sur Paris, tout était nouveau pour moi : la vie tout seul mais aussi le travail ! Heureusement, après mon embauche aux Chemins de fer, je me suis tout de suite plu avec les copains de la gare de Vanves Malakoff…Ils me regrettent,…enfin pour ceux qui sont encore là, donc les plus vieux !

Alors, quand on arrivait de province, pour faire connaissance, il y avait les bals du samedi soir et les guinguettes le dimanche après-midi sur les bords du canal de l’Ourcq, de la Marne ou de la Seine…En 1906, le repos du dimanche s’est généralisé un peu partout…Alors, entre copains du boulot , on s’échappait les dimanches pour faire un tour à la campagne. On sortait le plus souvent sur les bords de Seine vers Bougival, à Croissy, à la Grenouillère ou même à Chatou à la Maison Fournaise, des guinguettes bien connues…Nous les provinciaux, l’air libre nous manquait ! On prenait le train ou le tramway et on finissait à pied…

C’est comme cela que j’ai rencontré Jeanne, de sortie avec des copines bretonnes. Elle aussi avait « migré » sur Paris trouver de l’embauche.

Quand on dansait ensemble, avec la Jeanne, si légère que c’est à peine si je la sentais ! ….

Ah, c’est fini, maintenant mes jambes ne la feront plus jamais danser, et mon cœur n’y est plus.

 

Epilogue

Adolphe Brun vécut jusque dans les années 70, auprès de son épouse Jeanne, avec qui l’entente n’était pas toujours au beau fixe… Ils eurent Marcel avant-guerre et Jean pendant la guerre puis Lucienne une petite fille en 1918 qui mourut à l’âge de 18 mois.

Il passa des examens en interne, et en 1919 devint surveillant, puis en 1923 expéditionnaire au sein des Chemins de fer de l’état.

Il continua toujours à aller voir son frère et sa sœur à La Rochelle jusqu’à leur mort, mais souvent tout seul, par le train, malgré son invalidité. Il aimait aussi rendre visite à son fils Marcel et ses 3 filles, rue Pierre Curie à Colombes, à quelques centaines de mètres de chez lui, avec sa petite voiture roulante actionnée à la force des bras. Avec sa grosse moustache et sa jambe en bois (car il n’a jamais accepté de porter une vraie prothèse), et son sourire jovial, son air « bon vivant », il ravissait ses petites filles, et faisait pourtant plus tard, un peu peur à ses arrières petits-enfants….

 

  Marcel et JeanAdolphe

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Mes histoires de famille
  • Mes ancêtres ont tous une histoire. Ils sont partis avec, mais m'ont transmis une partie d'eux mêmes. Envie de rechercher, de témoigner, de transmettre par des histoires revisitées de leurs vies, et j'ai l'impression d'avoir une grande famille avec moi !
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